Franz Hegi (1774-1850), Die Landsgemeinde Trogen, Kanton Appenzell Ausserrhoden, 24. April 1814. Kantonsbibliothek Appenzell Ausserrhoden. Foto/Photo: Wikipedia.

La Suisse, un microcosme européen ?

La Suisse actuelle résulte de plusieurs siècles de coopération, d’alliances, d’échanges et de contacts menés par les cantons et entre les cantons. Après le Congrès de Vienne (1814-1815), il semblait impensable d’allier ces républiques souveraines avec leurs différences au niveau de leurs langues, religions, cultures et intérêts – économiques – en une Confédération suisse dotée d’une monnaie nationale, d’un gouvernement national (Conseil fédéral) et d’un parlement national (Assemblée fédérale), d’une armée suisse, voire d’un drapeau ou d’un hymne national.

Vevey, Musée de la Confrérie des Vignerons, Les Cent Suisses. Photo: TES

En 1848, après la Guerre du Sonderbund, brève guerre civile qui se déroula en 1847, la Constitution fédérale de 1848 a donné naissance à la Confoederatio Helvetica (CH), la Confédération suisse avec 25 cantons.

Ce fut le commencement d’une intégration morale, monétaire, politique, culturelle et économique réussie. Aujourd’hui, le pays constitue un exemple en matière d’intégration et inspire la politique d’intégration européenne.

D’aucuns voient la Suisse comme un idéal démocratique, un microcosme de l’Europe. D’autres estiment qu’elle est le paroxysme de l’intégration européenne et plaident pour une évolution fédéraliste sur le même modèle.

M. Valéry Giscard d’Estaing (2008) et Président François Hollande (2016). Pregny Chambésy, Musée des Suisses dans le monde. Photo: TES

La fondation de la Suisse

L’histoire de la Suisse repose avant tout sur une évolution et une continuité séculaires ainsi que sur un choix délibéré d’un système politique. C’est ce qui distingue la Suisse d’autres régions d’Europe qui ont également longtemps collaboré ensemble.

Le destin, les circonstances et le cours de l’histoire ne sont pas pris en considération car les choses auraient pu être différentes pour la Suisse, si… L’existence de la Suisse n’est toutefois pas le fruit du hasard. Les premiers cantons remontent à la fin du Moyen Age, entre les XIIIème et XVème siècles. A cette époque, rien ne laissait présager que la Suisse moderne de 1848 verrait le jour.

Les 26 Cantons Suisses Photo: www.jeretiens.net

Les cantons

La Confédération des XIII cantons, formée en 1513, survécut aux guerres – de religion – et aux révolutions européennes jusqu’en 1798.

Les cantons étaient alors des états souverains avec leurs propres tribunaux, religion, culture, armée, monnaie, drapeau, langue/dialecte, législation, parlement, gouvernement, politique étrangère – y compris les décisions de guerre ou de paix et celles portant sur la conclusion de traités avec d’autres pays – délégués, sans ingérence d’une autorité nationale ou d’un souverain quel qu’il soit.

En 1648, par les traités de Westphalie, l’Europe reconnut la Suisse de facto comme une nation à part entière même si pour les cantons – petits états indépendants – il ne pouvait encore être question de pays ou d’identité nationale.

Néanmoins, les grandes puissances de l’époque – notamment les Habsbourg d’Espagne et d’Autriche, la Suède, la République des Sept Provinces-Unies des Pays-Bas, la France et l’Angleterre – considérèrent cette Confédération comme une entité souveraine grâce au succès remporté par les cantons sur les champs de bataille ainsi qu’à leurs activités politiques, dont la politique étrangère, et économiques dès 1315.

La Diète fédérale, Musée national, Zurich. Photo: TES

La diète fédérale

En dehors de la Diète fédérale (Tagsatzung), la République helvétique ne compta pas d’institution nationale. La Diète fédérale, assemblée des députés des cantons suisses, fut créée après la conquête de l’Argovie en 1415. Puis intervinrent les conquêtes de la Thurgovie 1460, du Tessin vers 1500 et du Pays de Vaud en 1536.

La tâche principale de la Diète fédérale était l’administration commune des territoires conquis qui étaient des territoires sujets. Il s’agissait d’une mosaïque complexe dont nous ne parlerons pas ici.

Tout comme la maîtrise des eaux et l’ennemi commun espagnol – plus tard l’ennemi anglais ou français – réunirent les sept provinces néerlandaises en 1579 (union d’Utrecht) et en 1581 l’acte de la Haye (en néerlandais acte de Verlatinghe) proclama l’indépendance des dix-sept provinces des Pays-Bas, cette administration fédérale commune allia les cantons souverains.

Dans d’autres domaines, les treize cantons furent toutefois couramment en désaccord. Après la Réforme, l’émergence des cantons protestants et, partant, le schisme entre cantons protestants et cantons catholiques eurent une influence considérable sur la politique intérieure de chaque canton et contrarièrent l’adoption d’une politique étrangère commune.

Hormis six conflits militaires, soit les deux guerres de Kappel en 1529 et 1531, les troubles des Grisons en 1618 et 1639, la guerre des Paysans en 1653 et les deux batailles de Villmergen en 1656 et 1712, les cantons résolurent leurs conflits religieux et économiques par le biais de consultations, en recherchant toujours un compromis possible. Certes, la Confédération suisse n’était ni catholique, ni protestante, mais un amalgame de cantons catholiques et protestants.

Photo:Franzoseneinfall in Nidwalden, www.franzoseneinfall.ch.

Napoléon et la Suisse 1798-1813

L’occupation française et ses concepts constitutionnels, la République helvétique (1798-1803) et l’Acte de médiation (1803-1833) à la suite duquel la Suisse redevint une confédération d’Etats, furent à l’origine d’importants changements.

Après la défaite de Napoléon Bonaparte, la nouvelle Confédération de 1815 se composa, comme avant, de cantons souverains – vingt-cinq dont six demi-cantons – sans organes nationaux effectifs.

La Constitution fédérale de 1848

La Constitution fédérale de 1848 marqua la naissance de la Suisse moderne : fédéralisme, suffrage universel masculin, partage du pouvoir entre le gouvernement (Conseil fédéral) et le parlement (Conseil national et Conseil des Etats), attribution d’un rôle important aux cantons et aux citoyens.

Dès 1848, le peuple – uniquement les citoyens masculins jusqu’en 1971 – et les cantons furent directement impliqués dans l’élaboration de la Constitution fédéral et des lois.

Avec la démocratie directe, la Suisse a développé au niveau communal et cantonal un fondement qui prit différentes formes au cours du XIXème siècle, toujours dirigé du bas vers le haut : du niveau communal au niveau fédéral, en passant par les cantons. C’est ainsi qu’en 1874, lors de la première révision de la Constitution, fut ajouté le droit de référendum facultatif, qui permettait à la population de contrebalancer le pouvoir politique en place. En 1891, le droit d’initiative populaire fédérale fut accepté par les citoyens.

Révision de la Constitution 1874. Musée national, Zurich. Photo: TES

Pour ce faire, les citoyens se sont appuyés sur la Landsgemeinde – institution démocratique suisse lors de laquelle les citoyens se réunissent à une date précise en plein air pour élire les membres du gouvernement, les juges ainsi que pour voter les lois et les dépenses à main levée – la Constitution américaine de 1776, les acquis de l’ère française (1798-1813) et les expériences faites dans les cantons et les communes.

La démocratie directe fut dès le début insufflée par une alliance de cantons très différents les uns des autres, mais unis par une solide coalition d’intérêts. Les cantons et les citoyens firent confiance au gouvernement fédéral et au législateur fédéral et ces derniers avaient foi en les cantons et les citoyens.

Nation par volonté (Willensnation)

La Suisse est ainsi une nation issue de la volonté commune du peuple et des cantons, avec un système politique unique, développé par et pour les citoyens et leurs cantons, qui a subi une évolution au cours des siècles. Jusqu’en 1798, la Suisse n’avait pas de personnalité ou de dynastie nationale dominante, ni de canton dominant (il y avait des grands et des petits cantons).

Jusqu’en 1848, il n’y avait pas d’identité nationale en Suisse – sa promotion joua un rôle important par la suite – mais une certaine idée de la solidarité. Toutefois, cette union était essentiellement pragmatique et servait les intérêts des cantons.

Berne, Palais fédéral. Photo: TES.

Démocratie

Le modèle suisse n’est pas une prédestination. Il s’agit d’un processus politique. Un aspect important du modèle suisse est sa capacité d’adaptation aux évolutions sociale, internationale et économique changeantes.

Le compromis et le système de concordance (Konkordanzsystem) , modèles de démocratie typique de la Suisse, sont nés de la nécessité permanente de se concerter entre toutes les parties prenantes. La structure fédéraliste du système politique et le pouvoir important des cantons au sein du Conseil des Etats ainsi que la démocratie directe, qui permet au peuple de se prononcer sur les décisions du Parlement fédéral ou de proposer des modifications constitutionnelles, en sont la base.

En 1959 a été créée la formule magique (Zauberformel), genèse d’une tradition politique suisse et règle tacite, qui permet de répartir les sept sièges du Conseil fédéral entre les quatre plus grands partis politiques du pays.

Dans la phase pré-parlementaire, la Suisse pratique depuis plus d’un demi-siècle la « procédure de consultation » (1947), un instrument dont l’utilité a été maintes fois éprouvée. Cette procédure consiste à consulter systématiquement toute une série d’autorités et d’organes avant qu’un texte ne soit présenté au Parlement.

Berne, La Maison des Cantons. Photo: TES

Conclusion

Le système politique suisse est le produit subtil et équilibré de siècles d’expérience et de collaboration entre et avec les cantons et les citoyens. Ce n’est pas un produit d’exportation, mais il peut donner des pistes intéressantes sur ce qui est faisable ou pas, possible ou pas dans le contexte du projet beaucoup plus vaste et infiniment plus compliqué qu’est l’Union européenne.

Tout n’est pas parfait en Suisse, il y a des aussi des ombres à un tableau supposé idyllique : le Röstigraben, barrière géographique souvent virtuelle entre la région romande, francophone et la région alémanique, germanophone, un fossé – surtout politique – entre la ville et la campagne, le droit de vote et d’éligibilité dans les affaires fédérales accordé aux femmes en 1971 seulement par un corps électoral encore exclusivement masculin, l’obtention de la citoyenneté suisse pour les étrangers, y compris le droit de vote, est un processus long et compliqué, car il relève de la compétence des communes et des cantons qui, depuis des siècles, octroient le droit de cité avec parcimonie, le citoyen ayant une grande influence sur la politique.

La pandémie de Covid-19 et les relations avec l’Union européenne donnent également l’occasion de revoir la répartition des compétences entre la Confédération et les cantons. Le système peut être réformé. Les adaptations et améliorations ne se font qu’après consultation des cantons.

Le modèle suisse est unique et constitue une décision politique prise par et pour les citoyens et leurs cantons. La Suisse n’est pas seulement championne du monde des urnes, elle est aussi qualifiée de démocratie référendaire : en effet, il ne se passe pas une semaine sans que, quelque part dans le pays, ne surgisse un projet d’initiative populaire ou de référendum. Cette démocratie s’inscrit dans une tradition ancestrale au niveau communal, cantonal et, depuis le XIXème siècle au niveau national.

D’ailleurs, aucune réforme visant à abolir la démocratie directe n’a abouti.

Littérature: Bron: W. Lindner/Sean Mueller, Schweizerische Demokratie. Institutionen, Prozesse, Perspektiven, Bern 2017; A. Vatter, Das politische System der Schweiz, Baden-Baden, 2020; O. Meuwly, Une histoire de la démocratie directe en Suisse, Neuchâtel, 2020)

Plus d’informations: Swiss Spectator, Constitution, Démocratie et Cantons

Rédaction et révision: Marianne Wyss, écrivain public et traductrice.